Soir et matin

J’ai sommeil, il est tard, mais je ne vais pas dormir. Je n’ai pas encore épuisé tous les possibles de ce jour. Je regarde les veines de ma main. Les p’tites étoiles sur le dessus des doigts, les fissures d’écorce de l’autre côté. C’est quand même incroyable, cette peau. Être vivant. Certains jours c’est insupportable et c’est toujours un peu désagréable mais… Il y a quelque chose en moi qui est bouleversé de joie par ça, par ces sensations, même celles qui sont désagréables. Et qui refuse d’aller dormir. Ça ne fait pas si longtemps que ça qu’on l’a retrouvée, la joie, me dit cette petite voix. Restons avec, encore un peu! Cette main. Elle est mienne mais elle n’est pas de mon fait, c’est comme quelque chose qui m’a été donné sans condition. Un corps, une vie, c’est si étrange et improbable, je me sens presque comme en état de choc quand j’y pense. Je me demande ce que ça fait de vivre sa vie, son corps, comme une évidence. Si quelqu’un quelque part vit cela, j’aimerai qu’il me le raconte.

J’aimerai aussi, là, à l’instant, qu’il y ait quelqu’un à mes côtés et je lui dirai « C’est extraordinaire que tu existes, toi! Ta présence prouve que la magie existe. Ton ordinaire est incroyable, magnifique! Chacun de tes gestes raconte tant de choses! Le son de tes mots qui traverse l’air pour me rejoindre… C’est extraordinaire! » Même ta gêne à entendre ces mots. Même ça.

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Par la Communication Non Violente et par le chant,  j’ai appris l’importance de rester avec mes émotions (ou avec celles d’un autre, si j’ai choisi d’être là pour lui de cette manière), de ne pas les ignorer, car elles sont mon lien au corps et à la joie d’être. Voilà un exemple qui illustre cela. Le lendemain…

Matin, tôt. Tout va bien, rien ne va. Sous le calme, la panique monte. Je voudrais me consacrer pleinement à écouter le ronron des voitures, la paix de mon corps et du monde. Impossible. Les questions non résolues reviennent, comme chaque matin. J’en ai marre, à pleurer, à hurler dans des coussins. Demander de l’aide. À qui? Peu importe, c’est moins l’origine de l’aide qui compte que la manière dont on se l’approprie. Internet, clic sur une boîte à idée virtuelle. D’habitude ça me sort des machins comme « Marcher serait une bonne idée » ou « La couleur bleue t’apportera une vibration bénéfique » mais cette fois-ci, un seul mot: « Bravo!! » What? Si inapproprié! Mais… C’est « la manière dont on se l’approprie » qui compte, ai-je dit… Puis-je vraiment me féliciter pour mon incapacité à rester calme face à ces marées émotionnelles? Ou plutôt… Je pense à une mère qui reste avec son bébé hurleur. Jusqu’au bout, elle reste. Ma peur, se sentant écoutée, change de forme, elle devient une rage destructrice. Ça tombe bien. Il y a deux jours, lors d’un stage de peinture, on m’a conseillé de faire cela: déchirer, découper une de mes peintures, puis coller les morceaux, construire quelque chose de neuf à partir d’eux. Je déchire. Par cette action, par le fait de laisser ces émotions s’exprimer dans une action concrète, l’emprise de la colère diminue. Elle est toujours vibrante, mais contenue. Je découpe les petits animaux d’un catalogue de figurines en plastique. En chantant Scarborough Fair. Chanter est le moyen le plus efficace que je connaisse pour traverser tout ce qui demande à être traversé. Je m’autorise à vivre pleinement ces émotions. C’est comme si je les absorbais, mon corps semble en prendre de la densité. J’ai découpé en premier, par hasard, un dauphin, une girafe et un rhinocéros, et je pense « Ils vont tous disparaître » et me mets à pleurer. Mes larmes choisissent la cause des animaux, je découpe un zèbre, un éléphant, des bêtes féroces et beaucoup de chevaux. En pleurant, en chantant. Puis le silence. Rester avec tout ça, immobile, ressentir ce qu’il y a là à ressentir jusqu’au bout, jusque dans la moindre parcelle de mon être. Calme immense. J’inspire et souffle longtemps et doucement, comme dans une paille. « Souffle dans une paille », c’est un conseil qui m’a été donné en rêve il y a des années. Je m’en sers pour ralentir le temps de mon corps. Recommence à bouger mais doucement! Contiens tout ça. Les pensées reviennent par habitude, ces petits moucherons qui me tire vers l’avant. Je les éparpille d’un geste et reviens en arrière, dans mon corps. C’est un mouvement perceptible, comme de déplacer son regard ou son attention. Là, maintenant, le corps est prioritaire. J’ai faim, j’ai sommeil. Il est 9h du matin.

Rhinocéros et gare

Et un texte où il est question d’un taureau géant, d’un bug informatique et d’une gare:

L’homme est seul face à trois énormes bêtes. Il n’a pas peur. Il sourit, même. Que sait-il que j’ignore? Il défie un des monstres, le plus impressionnant, un taureau noir gros comme un petit camion. Si tu me bats, dit le géant, mon pouvoir sera à toi. Un pouvoir antique impressionnant, avec un nom de pouvoir antique impressionnant. Mais l’homme n’est pas là pour ça. Pourquoi alors? Pourquoi sourit-il lorsqu’il s’élance, une simple faux à la main? La bête est inquiète. L’homme sait peut-être quelque chose qu’elle ignore.

Le rêve change. J’ai sa faux dans mes petites mains, ses habits trop grands sur mes épaules. J’ai aussi sa peur au ventre et, plus grande que la peur, une joie sauvage. Elle est dans mon corps, qui joue à combattre un adversaire invisible. Je saute, je danse, je ris. La moindre parcelle de mon corps crie joyeusement: je suis en vie! Même la peur est douce à vivre.

Un jeu dans un rêve. Tout est pour de faux. Mais, une fois réveillée, je ressens toujours la peur et la joie. Les émotions restent après le souvenir. Les émotions sont un peu plus réelles que le reste. Danseur téméraire, joueur, guerrier, qu’as-tu à me dire? Quelque chose sur le fait de jouer le jeu. Quelque chose sur le corps.

Un jour plus tard. Tout allait bien quand soudain: « No access ». Impossible de finaliser le paiement de mon billet de train. La réservation est encore valide trente minutes, bien assez pour courir à la gare. Le chemin est juste assez long pour que je commence à douter de la nécessité de ce voyage. Je devrais peut-être aller à ce mariage plutôt. Comment savoir quel choix est le bon choix? Comment décider de quoique ce soit quand on ignore ce qui va se passer? J’arrive à la gare, qui vient d’être rénovée, je suis en plein doute existentiel et les guichets ont changé de place. Il y en a moins qu’avant. La nouvelle configuration des lieux ne permet plus aux employés de discuter entre eux entre deux ventes. Leurs bureaux flottent dans un espace incertain. Une nouvelle machine est apparue: un distributeur de numéros. Plus de file d’attente, plus moyen de constater physiquement combien de personnes doivent passer avant toi. Plus possible de te plaindre à tes voisins ou de lier connaissance, lesdits voisins sont répartis aléatoirement dans l’espace, sur des sièges, un regard vide de bovins en transit sur le visage. Cet endroit n’est pas le fruit du hasard, il a été pensé. Quelqu’un quelque part loin d’ici a dit: « confort et efficacité », et un cerveau humain a pondu ça. Espaces flous, vides intentionnels, dessins masqués. Les vieux guichets me manquent. On s’attache à un lieu. Même à la salle d’attente d’une gare, même au supermarché du coin. Notre corps sait, il connait les espaces qu’il traverse régulièrement. Là, mon corps est perdu et il me reste seulement dix minutes. Mais comment je passe devant une file d’attente quand il n’y a pas de file d’attente? À qui je demande si c’est ok? J’essaye d’abord la machine: ici aussi, « no access ». La guichetière donc. Je passe devant tout le monde et lui explique mon problème. Elle: « demandez leur ». Je me retourne vers les avachis. Ils me regardent comme une vache regarde un train, même pas en colère, juste pas concernés. Puis-je passer avant eux? je demande. Je suis sur scène face à un public qui ne veux pas être là et je joue très mal. Je sais, en m’entendant parler, que ça ne va pas suffire. Je pense « dites-moi juste oui ou non, juste ça. Que je puisse décider de ma prochaine action. » Silence. Le plus courageux marmonne quelque chose qui ressemble à « … depuis une demi-heure » mais même lui ne me dit pas vraiment non. Je regarde la guichetière, moi dans le rôle de la brebis égarée. Il y a quelque chose de particulier à être debout au milieu de cet espace spécialement designé, on se sent comme flottant dans l’espace, l’autre espace, le grand vide étoilé. Je veux féliciter l’architecte, j’espère qu’il est bien payé. Je retourne à la machine qui devient soudain coopérative, j’ai mon billet, je pars. C’est probablement disproportionné de souhaiter que la gare prenne feu et que tout le monde meure, mais je ne peux pas m’en empêcher. On a tous des trucs sur lesquels on accroche et on crisse. Quand j’ai envie de mettre le feu à une gare, je me pose dans un café pour écrire. J’entre donc dans le premier que je croise, où se trouvent une joyeuse bande de mes amis, tranquillement occupés à mettre au point un projet auquel ils m’invitent à participer. Je ne peux pas m’empêcher de penser cela: si mon ordinateur et la machine de la gare ne s’étaient pas ligués contre ma carte bancaire, je ne serai pas passé par ici, à cette heure précise. Si je n’étais pas sortie en colère de la gare, je ne serai pas entré dans ce café. Voilà. C’est de ça dont je parle. On ne sait jamais ce qui va se passer. Peut-être le guerrier dansant sait-il qu’il est dans un rêve. Peut-être pas. Peut-être qu’il sait qu’il ne peut pas perdre, même s’il perd ce combat là. Il est assez sage pour jouer le jeu, pour agir comme un fou téméraire et laisser son corps jouer à être vivant.